Partie 3 : un projet commercial breton ?
Les éléments précédents prouvent qu’il n’est pas simple d’animer un projet commercial breton. Tout d’abord, les projets de magasins sont de façon légitime développés largement par le privé et des porteurs de projets qui savent mieux que quiconque ce qui est rentable ou pas. Il existe donc une limite à l’intervention de la puissance publique et des collectivités sur un marché qui dispose aussi de processus d’autorégulation.
Par exemple, pour anecdotique qu’elle puisse paraître, la carte de la localisation des poissonneries en Bretagne est tout à fait intéressante. On trouve bien sûr du poisson ou des fruits de mer dans les grandes surfaces précédentes et sur les marchés qui jouent ici un rôle important (le marché des Lices à Rennes par exemple). Toutefois, la sur-représentation du littoral breton est ici manifeste. Elle est à la fois liée à la présence de la ressource, à la qualité ou fraîcheur parfois supérieures de certains produits qu’il est préférable d’acheter vivants (les araignées de mer par exemple). Elle est surtout liée à des pratiques culturelles et gastronomiques ancestrales peu étudiées alors qu’elles sont visiblement très différenciées selon les Bretons. Il existe ainsi 14 poissonneries à Lorient (plus 7 à Ploemeur !) contre deux dans la commune de Rennes, alors que le nombre des habitants n’est évidemment pas le même. Il serait surréaliste de vouloir régenter d’une façon ou d’une autre des commerces qui se localisent naturellement là où existe la demande.
Télécharger la carte au format PDF
A l’inverse, par exemple pour l’implantation des pharmacies, il est certain qu’on ne peut pas uniquement se baser sur des logiques marchandes, sous peine d’avoir un accès fort inégal au soin. D’ores et déjà, de multiples communes ou communautés de communes agissent pour maintenir ou conforter la présence de leurs commerces. Elles disposent en réalité de multiples outils pour favoriser ou non les dynamiques commerciales, ont même en main des leviers pour déployer des stratégies territorialisées qui participent à l’aménagement du territoire.
Tout d’abord, il est évident que les collectivités orientent à différents niveaux les implantations, ne serait-ce qu’en libérant le foncier ou en autorisant ou non les enseignes commerciales. Or, elles ont très souvent libéré le foncier en périphérie sans aucun souci des activités centrales. Il y a eu aussi (et il existe encore) de fortes rivalités entre les communes et ces stratégies se sont déroulées sans planification d’ensemble. Tout ceci n’est pas neutre dans la crise actuelle connue par les commerces des centres. Si l’on ajoute à ces déboires le poids inouï des taxes pesant sur les commerces (notamment le RSI), les prix d’acquisition ou de location et l’essor de la dématérialisation des achats, l’avenir des commerces bretons des centres-villes peut sembler sombre.
Dans la seule commune de Saint-Brieuc par exemple, 89 pas-de-porte commerciaux étaient en vente en 2010. Mais le chiffre est de 104 en 2013, 134 en 2014 et 149 en 2015 ! Plus de 10 990 m2 de murs commerciaux sont désormais inoccupés. Un quart des cellules commerciales (25,3 % exactement) de la commune sont inoccupées et le pourcentage atteint 50 % dans l’hypercentre. Cet exemple briochin est loin d’être isolé puisqu’il se retrouve à des degrés divers dans toutes les villes bretonnes, qu’elles soient grandes (les rues Saint-Georges ou Victor Hugo à Rennes, pourtant localisées près du Parlement de Bretagne) ou petites (la rue Saint-Michel à Guingamp).
Résoudre ce gigantesque défi impose tout d’abord de limiter juridiquement certaines implantations périphériques. En effet, on a autorisé sans frein des implantations commerciales périurbaines sans se soucier d’ailleurs des déplacements onéreux et polluants des consommateurs. La conséquence est désormais évidente. Certains centres-villes bretons sont littéralement en train d’imploser. L’absence globale de planification et d’anticipation commerciale a donc été néfaste, même s’il n’est pas simple de réguler l’offre et la demande. En effet, les populations se sont aussi déplacées vers les périphéries et il faut bien sûr desservir ces nouvelles populations périurbaines, que ce soit par des services marchands ou non marchands (par exemple concernant les structures d’accueil pour la petite enfance). Toutefois, on paye aujourd’hui les pots cassés et les carences d’une stratégie globale qui aurait dû s’exercer par bassin de vie et surtout par pays, tout simplement car 83 % de la vie des populations s’exercent dans un rayon de 20 minutes autour de leurs habitations. Or, on constate aujourd’hui que des intérêts strictement privés ou certains égoïsmes communaux ne font pas l’intérêt général. On suit alors des progrès évidents non pas pour régenter mais pour orienter de façon plus cohérente l’urbanisme commercial. Ouf ! Il est plus que temps mais certains dégâts, y compris paysagers, sont désormais difficilement réparables. Certains commerces périphériques ont joué le rôle de pompes aspirantes pour d’autres commerces (pharmacies, boulangeries…) qui ne proposaient pas d’offres singulières. On a alors posé les bases d’un urbanisme uniforme et sans âme qui a participé clairement à la banalisation de la Bretagne et à l’essor des mobilités « dures ».
Le point paradoxal est toutefois que ce « modèle » des grandes surfaces périphériques commence lui aussi à trouver ses limites. Récemment, on a constaté une désaffection renforcée de la clientèle pour les hypermarchés au profit des supermarchés, un essor aussi des petites supérettes et des drive permettant de faire ses courses plus rapidement. Pour faire face à une concurrence exacerbée, le paradoxe est alors que certains hypermarchés veulent alors redonner une ambiance … village à leurs magasins, en multipliant de petites échoppes comme pour faire croire que l’on est en centre-ville. De nouveaux concepts commerciaux apparaissent avec des boutiques à la fois isolées et formant système, tout simplement comme si l’on était… dans le centre. D’ailleurs le terme de centre commercial et de centre-ville est très proche, sinon identique. Quelle image laissera l’urbanisme commercial de nos sociétés contemporaines ? Beaucoup le critiqueront en allant eux-mêmes faire leurs courses dans les grandes surfaces. D’autres sont en train d’inventer des parades pour initier un nouveau modèle.
En effet, pour parer à ces déboires, il existe d’autres solutions que la régulation foncière. Celle-ci, on l’a dit, est déterminante mais elle n’est pas unique. On dispose ainsi de plusieurs études pour tenter de redynamiser les centres-villes et ces analyses aujourd’hui se multiplient, précisément car il y a urgence.
De façon concrète, des réflexions apparaissent globalement à quatre niveaux. Elles concernent tout d’abord le coût des implantations commerciales et parfois la législation. Tout d’abord, le prix du foncier est souvent trop cher et les coûts d’acquisition ou de location des commerces dans le centre sont parfois bien trop onéreux (jusqu’à plusieurs dizaines d’Euros le m2). Pour le client, au coût direct d’achat dans le centre s’ajoutent parfois des frais annexes (le stationnement par exemple). De même, la réglementation est souvent tatillonne, voire rédhibitoire. Les contraintes d’ouvertures ou de déploiements (les terrasses par exemple) sont parfois un sac de nœud qui freine les investissements et peuvent entraîner dans le centre un jeu de pénalités qui n’existe pas en périphérie. Assouplir ces situations et surtout diminuer le coût des implantations constituent le premier levier pour revitaliser les centres.
Ensuite, les collectivités qui veulent sauver leurs commerces peuvent agir sur les temporalités d’ouverture et l’événementiel. Malgré les débats tendus concernant l’ouverture ou non des magasins le dimanche, 12 ouvertures annuelles sont aujourd’hui autorisées. De multiples événements présents dans le centre peuvent être l’occasion de privilégier différentes opérations commerciales. Ces opérations existent déjà. Elles peuvent toutefois être mieux coordonnées pour renforcer la fréquentation. Il est aujourd’hui paradoxal que les temps libres des populations (le dimanche notamment) coïncident avec des journées où tout est fermé. Ce sujet de l’ouverture est très débattu. Mais, évidemment sans aucune obligation, la seule liberté d’ouvrir ou d’entreprendre peut déborder ces archaïsmes, pourquoi pas en étant parfois uniquement réservée aux petits commerces. Pourquoi les braderies sont-elles autorisées le dimanche et non les fêtes commerciales ?
Le troisième point réside dans une politique de communication vantant les atouts du centre. Aujourd’hui, lorsque les commerces commencent à fermer, cela suscite une véritable réaction en chaîne, donnant l’impression d’un sinistre et d’une morosité générale. Des systèmes de pas-de-porte temporaires basés sur l’événementiel pourraient être sans doute déployés ou testés. Ils permettraient aux apprentis commerçants de faire leur preuves, éventuellement de tester le marché, pourquoi pas, par la suite, de s’implanter durablement. Cette opération existe d’ores et déjà dans différentes villes. On constate aussi dans des petites villes désertées que des opérations populaires ou solidaires se mettent plus ou moins spontanément en place, parfois avec l’aide de la municipalité, pour parer à l’absence de commerces. Certes, rien n’est simple car faire revenir un commerce en centre-bourg est rarement viable sur le plan économique et ne permet parfois pas de dégager un revenu salarié. Toutefois, la nature ayant horreur du vide, on voit aussi apparaître des tiers lieux à multiples fonctions commerciales, culturelles, sociales ou encore solidaires et parfois portés par des initiatives bénévoles. Ces opérations rappellent alors que l’acte d’achat n’est pas uniquement une fin en soi mais participe aussi à des enjeux territoriaux et sociaux très vastes.
Dans ce cadre, soulignons enfin que la griffe territoriale est précisément une occasion de renouer avec la prospérité territoriale. Nos emplettes sont nos emplois, dit-on. En Bretagne, ces dynamiques aujourd’hui cruciales de reterritorialisation sont multiples. Elles sont surtout portées par des dynamiques comme Produit en Bretagne à l’échelle régionale. Elles permettent de manière globale de revitaliser l’économie par des dynamiques d’identités certifiant la qualité et la traçabilité des produits. A une échelle inférieure, que ce soit par pays ou dans certaines villes, ces actions valorisant l’économie de proximité apparaissent aussi. On les constate par le renouveau des marchés et de certaines foires, le lancement plus ou moins réussi de monnaies locales, l’essor de ventes en direct dans les entreprises et certaines exploitations, la valorisation d’identités locales et complémentaires valorisant des spécialités, insistant sur l’originalité, la qualité ou la traçabilité des produits. Localement, on constate alors que différents bourgs ou petites villes en France se sont précisément revitalisés par des dynamiques artisanales, commerciales ou d’emplois (certaines petites cités ou villages de caractère ; un bourg comme Espelette dans le Pays Basque, pourtant parti de rien). Ce mouvement d’ensemble et de reterritorialisation des achats est donc indispensable. En Loire-Atlantique, on constate que des petites villes dynamiques affichent clairement différents produits et leurs identités bretonnes (Pornic, Guérande…) quand d’autres passent totalement à travers. A l’inverse, la valorisation d’une identité locale exclusive est difficile puisque ces opérations de marketing doivent être, par définition, singulières.
Cependant, tous les centres-villes sont loin d’être concernés par des niveaux de vacance identiques. Le degré des difficultés est souvent proportionnel au poids des erreurs passées … et parfois actuelles. L’existence inverse de certaines dynamiques, souvent basées sur la redécouverte de l’économie de proximité, est au contraire un excellent indicateur de la capacité ou non des acteurs territoriaux à faire société. Dans un contexte de vieillissement des populations, ce défi de l’implosion urbaine est tel qu’il conduit parfois les décideurs à transcender leurs rivalités. Sa résolution ou non est un excellent indicateur de la pertinence ou non des politiques territoriales.
Ces dernières ne seront toutefois pertinentes que si elles marient des choix locaux à des stratégies régionales axées sur la valorisation des pays et d’un relatif équilibre territorial. A l’inverse, la promotion excessive des périphéries et d’une poignée de « pôles commerciaux » ont parfois déstructuré l’ensemble. La dynamisation des centres-villes est donc un enjeu très complexe qui ne se résout pas en claquant des doigts. Elle marie des enjeux régionaux d’équilibres territoriaux, la présence ou non d’une planification par pays qui devrait être plus effective et stratégique. Elle conduit aussi, comme dans certaines villes, les acteurs publics et privés à se serrer les coudes pour trouver des solutions. Parmi celles-ci, la valorisation patrimoniale du bâti tout en favorisant l’offre de logements confortables semble une clé décisive. On évite alors l’étalement incontrôlé tout en valorisant le centre et la proximité. Cette stratégie renforce la mixité générationnelle, permet d’anticiper les évolutions démographiques en limitant les constructions informelles et la consommation excessive de foncier. Valoriser les centres et le fantastique patrimoine des villes bretonnes et même des bourgs n’est pas uniquement un enjeu historique. Il s’agit aussi d’un enjeu urbanistique, écologique, économique et commercial.
Le Comité de Rédaction