Le dossier 15 de construirelabretagne.bzh explore un surprenant paradoxe. La Bretagne se situe en tête du classement des régions où il fait bon vivre. Pourtant, les pratiques addictives, tabac, alcool, drogues, y sont plus développées que dans les autres régions. Le taux de suicide en particulier est beaucoup plus élevé en Bretagne que dans le reste de la France, depuis le grand tournant des années 50. Est-ce la trace d’une acculturation traumatisante ? Le sujet mérite une véritable étude, sans tabou, pour mieux cerner les causes et adapter la prévention. La réappropriation d’une certaine filiation culturelle et sociale semble faire partie de la réponse. Pour être bien dans son territoire, comme on est bien dans sa peau, il faut savoir qui l’on est et d’où l’on vient. C’est un véritable enjeu pour la Région.
Dossier 15. De la résolution des détresses sociales
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Dossier 15. De la résolution des détresses sociales
Les détresses sociales sont plurielles et liées à la pauvreté, l’absence de logement, la solitude et l’isolement. Elles se manifestent aussi fréquemment dans les sociétés par la présence supérieure de comportements à risque (tabac, drogue, alcool…) ou d’actes de désespoir (suicides notamment). De manière paradoxale, les Bretons dans différentes enquêtes évoquent une région « où il fait bon vivre », un satisfecit d’ensemble pour les services publics, les équipements sportifs, la qualité de vie, etc. Parallèlement, différentes statistiques contredisent ces déclarations idylliques au moins pour une part de la population. Comment faire en sorte que cet affichage quasi généralisé d’un « bien-être » entre en correspondance plus étroite avec la vie quotidienne des populations ?
Diagnostic
Le Conseil régional n’a pas a priori pour tâche ou mission de s’occuper de l’action sociale, davantage dévolue aux Départements. Toutefois, il existe en Bretagne un paradoxe assez singulier et presque tabou qu’on ne peut cacher sous le tapis. D’un côté, dans différents classements, la population bretonne est la première en France à affirmer son « bien-être » et afficher la « qualité de vie » avec des indices de satisfaction qui frôlent le plébiscite. De l’autre, on constate qu’elle est aussi en pointe et souvent première pour différentes pathologies et comportements qui contredisent ce classement. Elle est ainsi une des régions où l’on se suicide le plus en Europe et le plus souvent première pour des comportements addictifs, notamment chez les jeunes (drogue, alcool, tabac). Il s’ensuit au plan sanitaire des maladies spécifiques (cirrhose, cancer du poumon…) plus répandues que dans d’autres régions. L’espérance de vie d’ensemble est inférieure au reste de la France. Ces spécificités sont en partie liées à des réalités économiques. Des crises comme celle du monde agricole et agroalimentaire ont coïncidé avec une augmentation de drames dans la profession, notamment cette année. Le niveau d’ensemble des salaires est médiocre en Bretagne et il existe une corrélation d’ensemble entre le degré des rémunérations et l’état sanitaire des populations. Toutefois, la région Bretagne est désormais dans la moyenne en France sur ce sujet et ce critère économique est insuffisant pour expliquer ce différentiel, d’autant que la Bretagne est la région en France où l’échelle des salaires est la plus écrasée. D’autres éléments explicatifs fort peu probants ont été évoqués (la pénibilité de certains emplois par exemple, la pression scolaire !) et ne tiennent pas la route lorsque l’on opère des comparaisons sérieuses avec des pays ou d’autres régions. Le phénomène explicatif central n’est en réalité jamais évoqué car il dérange. Il est toutefois essentiel et réside presque essentiellement dans les attaques menées contre l’identité et les réalités bretonnes. Dans le monde, on constate en effet que tous les peuples opprimés ou qui ont vu leur culture s’effilocher (parfois d’ailleurs par des choix qui peuvent sembler volontaires, comme prix à payer pour prendre l’ascenseur social selon la logique décrite par Alfred Memmi dans son portrait du colonisé) sont concernés par ces problèmes et comportements déviants. Les Inuits se suicident onze fois plus que les Canadiens (cinquante fois plus chez les jeunes Inuits de 15-24 ans !) et les Aborigènes cinq fois plus que les Canadiens. Différents peuples ayant perdu leur culture ont davantage sombré dans l’alcoolisme et la drogue. En Bretagne, l’évolution est d’autant plus parlante qu’au XIXe siècle, la Bretagne était caractérisée par une « sous-suicidité » (indice de 51 contre 100 en moyenne française). Or, aujourd’hui, on est passé de la sous-suicidité à la sur-suicidité (indice 151). Le taux de suicide en Bretagne dépasse de 60 % la moyenne nationale. De manière frappante, une étude réalisée dans les années 2000 sur ce sujet par le Conseil régional de Bretagne évoquait tout sauf le nœud gordien de l’affaire. Ce sujet dérange et la Bretagne n’ose pas le prendre à bras le corps car il impose d’investir une histoire compliquée, une période aussi où certains Bretons ont abandonné leur culture (langue par exemple) pour souscrire au modèle dominant. A un moment, influencés bien sûr par les sirènes de la République indivisible, il n’était pas de bon ton de transmettre sa langue ou de parler breton à ses enfants. Tout a été fait surtout pour limiter les processus de transmission, notamment dans l’Education nationale. Scientifiquement, on sait que la première génération « ne transmettant pas » subit faiblement les impacts. Cette population a été baignée dès l’enfance dans la culture ou les langues bretonnes et adopte une seconde culture sans évidemment oublier son identité. A l’inverse, dès la génération suivante, les enfants se retrouvent orphelins de tout un patrimoine (linguistique, culturel, civilisationnel…) qui a disparu. L’envol des suicides en Bretagne débute surtout dans les années 1950, au moment précis où la Bretagne bascule dans la « modernité » et voit l’ensemble des pratiques sociales et culturelles être bouleversées (le déclin soudain des campagnes, la disparition accélérée des coutumes, etc.). Comme ailleurs dans le monde, il existe donc une corrélation majeure entre l’évolution culturelle et les problèmes existentiels et sanitaires rencontrés par une part de la population. C’est une donnée que l’on ne veut pas voir. Le prochain Conseil régional de Bretagne osera-t-il enfin prendre à bras le corps cette réalité masquée ?
Quel programme ?
Les solutions à promouvoir sont loin d’être simples car une administration n’a pas évidemment à s’immiscer dans la vie quotidienne des habitants. Cela dit, différentes actions préventives et curatives peuvent être déployées pour infléchir ce problème épineux.
- Tout d’abord, une étude exploratoire doit impérativement mettre sur la table ce sujet et, sans langue de bois, mieux cerner les origines de ces difficultés. En effet, à force de botter en touche, des éléments cognitifs majeurs font défaut et l’on connaît insuffisamment les origines exactes de ces déboires, malgré des actions utiles menées par l’Observatoire régional de santé depuis 1996. Des clichés prétendent par exemple que les actes de désespoir concernent essentiellement les hommes âgés (notamment les agriculteurs) alors qu’en valeur relative les singularités bretonnes apparaissent surtout chez les 24-54 ans, sans oublier chez les jeunes la présence supérieure d’actes irraisonnés et corrélés qui suscitent d’autres drames (les accidents de la route par exemple). Sans aucune idée reçue et en quittant le politiquement correct, une investigation renforcée réunissant des scientifiques de tous les horizons est impérative pour analyser précisément les origines de ces difficultés.
- Cette étude permettra tout d’abord de mettre en place diverses actions préventives au profit des populations les plus fragiles. Si l’on cible plus précisément les populations à risques et les facteurs suscitant la désespérance, on pourra naturellement mettre en place des actions de prévention plus efficace dans certaines zones géographiques plus concernées, pour certaines professions, pour certaines classes d’âges. Si un lycée est concerné par ce type de drame, il n’existe pour lors pas de réelles actions ne serait-ce que pour évoquer le sujet, libérer la parole. La plupart des personnes concernées par le décès d’un proche ne bénéficient d’aucun soutien. Plus largement, si différentes campagnes se sont renforcées dans les écoles, collèges et lycées (pour la prévention routière par exemple), il manque en Bretagne un programme singulier et adapté aux spécificités régionales pour évoquer clairement ces problèmes et certaines conséquences parfois inéluctables de pratiques à risques. La connaissance est toujours préférable à l’ignorance. Ce ne sera bien sûr en aucun cas des leçons de morale ou intrusives au plan personnel. Il s’agit plus de porter simplement à connaissance une réalité occultée pour faire émerger une sensibilisation et une prise de conscience collectives.
- Conjointement, de manière très souple et à l’instar de la S.N.S.M, une société nationale des sauveteurs en terre pourrait être initiée. Cette association bretonne rechercherait les bonnes pratiques pour de manière parallèle, à terre, repérer et aider les personnes en détresse. Il existe de fortes similitudes, y compris dans le vocabulaire employé, entre les personnes à terre à la dérive, déboussolées, connaissant des galères, en perdition et les naufragés de l’océan. Tout est ici à inventer pour créer à terre un réseau similaire de solidarité au bénéfice des plus fragiles.
- L’enjeu plus profond, en lien avec le dossier 9, sera de réconcilier les Bretons à la matière de Bretagne. Des chercheurs ont prouvé la puissance et le rôle constitutif de la culture et de la mémoire pour la vie quotidienne des habitants. E.T Hall compare par exemple la culture à un gigantesque iceberg dont on ne voit plus parfois que la partie émergée (pour faire simple le beurre salé). Dans différents pays également, on assiste aussi parfois à une marchandisation de la culture –par exemple à des fins touristiques- alors que les pratiques réelles et le tréfonds civilisationnel ont disparu. On est certes loin de cette situation en Bretagne avec différentes pratiques et valeurs vécues au quotidien. Toutefois, en ce qui concerne par exemple la langue, des usages s’érodent. La progression des effectifs de bretonnants reste trop modeste et cet enjeu doit être prioritaire pour le nouveau Conseil régional. C’est en effet bien sûr un enjeu culturel (dossier 4) mais c’est surtout un enjeu social et de civilisation. Les pouvoirs politiques doivent impérativement comprendre que la transmission et la promotion de ce patrimoine unique est aussi un élément de bien-être social et humain. De la même façon, pour ne pas créer des orphelins sur leur terre et des situations de perdition, la compréhension fine du territoire de vie est un élément fondamental pour renforcer la santé sociale du territoire breton.
- A ces fins, le remède le plus puissant permettant de lutter contre ces détresses sociales est de renouer avec les fondamentaux du pays. La Bretagne est une terre de civilisation. Il ne s’agit pas de revenir au passé puisque certaines pratiques archaïques et des usages obsolètes ont disparu au profit d’une vie quotidienne facilitée. A l’inverse, par des attaques linguistiques et plus largement culturelles, on a lessivé dans l’esprit des Bretons une façon de concevoir la vie, la mort (an anaon) et institué une génération parfois hors-sol, étrangère sur sa propre terre, ne connaissant parfois plus ne serait-ce que la signification de son nom et le b.a ba du territoire et support de leur vie. La nouvelle modernité limitera ces fractures profondes pour permettre aux habitants d’être bien dans leur territoire, un peu comme on est bien dans sa peau. Il est inacceptable que l’on ferme les yeux sur une béance qui est à l’origine de multiples drames individuels et familiaux et de destinées tragiques.
- Concrètement, les initiations et les enseignements à la bretonnité seront multipliés. Une nouvelle modernité déclenchera un mouvement très vaste destiné à réconcilier un peuple avec son identité, ses difficultés, son originalité. Ce travail de fond nécessitera des supports de communication à la hauteur afin de résoudre ce paradoxe d’une région aimée mais méconnue. Plusieurs études démontrent en effet que les Bretons aiment leur pays, leurs pays devrait-on dire. Mais ils ne disposent que de rares clés d’entrée pour le comprendre et quelque part se comprendre. Des supports aujourd’hui existent et sont en développement (les actions des multiples associations, de structures comme Bretagne Culture Diversité, etc.). Le problème central réside dans la médiatisation de ces savoirs capitalisés. On retombe alors sur l’immense enjeu de la diffusion de la matière de Bretagne (dossier 9). Mais tout est lié. La compréhension par un peuple de son originalité est le meilleur moyen pour lutter contre les effets délétères de son acculturation.
En conclusion, ce sujet d’ensemble reste peu évoqué. La coordination est difficile car les œuvres sociales et responsabilités sanitaires sont aujourd’hui éclatées entre plusieurs collectivités (l’A.R.S à l’échelle régionale, l’action sociale des différents départements, le rôle clé des CIAS et CCAS aux échelles intercommunales et communales…). Un élément d’action procède toutefois d’une appropriation renforcée à l’échelle régionale, tout simplement car cet enjeu se pose à cette échelle. Une prise de conscience et une coordination accentuées permettront de mettre ce sujet sur la table, de partager plus précisément un diagnostic défavorable et d’engager des actions en profondeur pour améliorer la situation.
Le Comité de Rédaction
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