Voici l’hommage que Jean-Michel Le Boulanger, vice-président de la Région Bretagne en charge de la culture, a rendu à Yann-Fañch Kemener le 19 mars à Ste-Tréphine. Un très beau texte.
Yann-Fañch,
Regarde, Yann-Fañch, ils sont si nombreux réunis aujourd’hui à Sainte-Tréphine ceux qui, saluant ta dépouille, veulent te remercier pour l’œuvre immense que tu as accomplie.
En ce pays qui est le tien et que nous appelons Bretagne, tu es un prince. Toi, Yann-Fañch, fils de rois, fils de pauvres, fils de Maria Joua et d’Emmanuel Quemener, tu es d’ici, de Sainte-Tréphine, d’un vieux clan, d’une vieille terre.
Ta maman chantait. Ta grand-mère, tes arrières-grands-mères chantaient. Et toi, enfant, tu vas chanter, en ta langue maternelle, le breton. Gwerzioù, sonioù, kan ha diskan des soirs de fêtes…
Une langue, une culture, ce n’est rien, rien, mais ce rien, nous est absolument essentiel. Ce rien mêle paysages et souvenirs, traces de vies, de labeurs et de luttes – Roudennoù – rêves et espérances, souvenirs d’enfance, souvenirs de ces mille jadis qui nous ont précédés.
Très jeune, tu es parti à la recherche de ces traces qui nous parlent des sols et des vents, des nuages et des pluies, des arbres et des rêves des oiseaux. Qui nous parlent de la vie et des destinées humaines. Qui nous parlent de la mort. Cette mort qui avait fauché, avant ta naissance, si tôt, si durement, si injustement, ton frère et ta sœur, ces aînés que tu ne connaîtras pas. Cette mort qui s’invitera encore quand elle frappera à son tour ton frère cadet.
Tu as appris des tiens, de ton voisin, Albert Boloré, et de grands anciens, Françoise Mehat, ton cousin Eugène Grenel, Emmanuel Kerjean, Jean Poder, Jean-Marie Youdec, ou Marcel Guilloux ici présent.
Tu as appris de grands anciens et jamais tu n’as renié les tiens.
Tu as su trouver les chemins de traverse qui te menait vers un héritage précieux. L’héritage d’un peuple, qui venait de loin, qui avait traversé les siècles. Tu seras un des principaux artisans qui parviendront, peu à peu, à faire connaître ces trésors à la Bretagne.
Très tôt, tu es sur scène. Très jeune encore, tu as 20 ans, tu enregistres ton premier disque, « Chants profonds et sacrés de Bretagne ».
C’est le début d’une exceptionnelle aventure artistique, longtemps partagée avec Erik Marchand, avec Anne Auffret puis avec tant et tant d’autres artistes, au sein de Barzaz, avec Skolvan, pour l’Héritage des Celtes, avec Didier Squiban, Aldo Ripoche, Heikki Bourgault, Erwan Tobie, Eric Menneteau et tant d’autres encore que je ne peux citer…
Cette aventure t’a également mené sur les scènes théâtrales, dans des spectacles consacrés à Armand Robin, à Émile Masson, à Yann Ber Kalloc’h ou à ton oncle, Julien Joa, victime de la barbarie qui recouvrait l’Europe de 1914 à 1918 et « non mort pour la France ».
Ton dernier double-album, si récemment sorti, est un voyage dans la poésie bretonne. La poésie populaire « usée et patinée par le temps, mâchonnée et murmurée par des lèvres de paysans, d’ouvriers, de pèlerins et de mendiants ». La poésie d’écrivains et de penseurs aussi, comme Émile Masson si cher à ton esprit, comme Armand Robin,Yann Sohier, Per Jakez Hélias, Maodez Glanndour, Anjela Duval ou Xavier Grall.
Tous ces chants, cet humus, la gwerz de Skolvan, tous ces poèmes, ces pépites, ces cantiques, ils t’ont construit autant que tu les as polis et célébrés.
Ils t’ont fait plus grand que toi.
Tous ces chants, cet humus, qui venaient de si loin, ils avaient traversé les siècles. Les portant en ton cœur et en ton âme, les magnifiant par ta voix, ils t’ont fait plus vieux que toi.
Tu étais une Bretagne immémoriale.
Cette œuvre, majeure, qui a redonné dignité aux chants du peuple, a été reconnue par des prix nombreux, citons seulement ceux de l’Académie Charles Cros et par des distinctions comme les Arts et les Lettres ou le Collier de l’Hermine. Tu as été reconnu et accueilli par les universités. Des livres, magnifiques livres, rendent hommage à ton parcours et à ton travail. Comme un remarquable documentaire, récemment diffusé.
Artiste, voix de Bretagne, tu es aussi citoyen.
La terre de Sainte-Tréphine était rouge, rouge vif, quand tu es né. Et ta famille marquée, profondément marquée, par la pauvreté et les drames.
Ta vie est restée fidèle à ces racines, à ces valeurs, à cette culture populaire, à ta langue, dont tu es devenu un très fin connaisseur, et à ton pays, la Bretagne. Fidèle aussi à la dignité des pauvres.
Toujours tu as été engagé dans les combats de la liberté. Liberté pour nos langues, grand combat de ta vie. « Les langues des pauvres gens ! Les détruire c’est abattre leurs chaumières, et les ensevelir sous les décombres… »
En quoi la reconnaissance de ces langues menacerait-elle la République ? En quoi une régionalisation ambitieuse, basée sur un territoire intégrant la Loire-Atlantique, serait-elle un risque ?
Les difficultés à faire ratifier la Charte européenne des langues minoritaires, les résistances à une décentralisation énergique, les freins à l’enseignement des langues, tout cela te semblait signe d’un pays qui se crispe et qui n’avance plus au rythme de son temps.
Tu étais Breton, passionnément, tu étais Français, pleinement, tu étais européen, comme une évidence, et tu étais en humanité, en fraternité, avec les autres peuples de la terre. Tu étais chanteur. Tu étais homosexuel. Tu étais un être humain, comme des milliards d’autres.
Tu étais pluriel.
La modernité, c’est la diversité. Être d’ici et du monde.
Dans le sillage d’Émile Masson, l’humanisme, dans un monde globalisé, c’est la rencontre, la relation, c’est l’autre accepté.
Citons Armand Robin, ce grand poète libertaire de Bretagne :
« Je ne suis pas breton, français, letton, chinois, anglais
Je suis à la fois tout cela
Je suis homme universel et général du monde entier ».
Elle est là ta Bretagne, petite musique du bout du monde et « promesse d’immortalité ». C’est à des gens comme toi, Yann-Fañch, artiste et citoyen, que nous le devons.
Mais il y a autre chose.
« Rien ne passe après tout si ce n’est le passant », nous rappelle Aragon.
Oui, « Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
Il y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant ».
Passant, tu l’as été, comme nous tous.
Un passant qui a passé un trop court moment sur la terre, en chantant.
Mais tu étais un passeur aussi, un passant qui passe le témoin de l’histoire. Ce témoin qu’il a reçu de ses maîtres avant d’être maître à son tour.
Tu as été un maillon d’une longue chaîne. La transmission a été pour toi une très grande affaire.
Les chants populaires ont traversé les siècles, tu les as reçus, tu les as enseignés, tu as eu des élèves nombreux, avec eux tu as été exigeant et bienveillant à la fois, et ces chants reçus jadis prospéreront demain, loin dans le siècle nouveau…
Ta dernière semaine au pays des vivants a été une longue agonie, à Trémeven, dans ta maison.
Les quatre saisons s’y étaient donné rendez-vous.
Un lundi au soleil de l’été, Tuchant e erruo an hañv, alors que les bourgeons souriaient au printemps.
Un mardi sous la pluie et le vent de l’hiver, Gouañv bepred, avant que n’arrive l’automne.
Les quatre saisons. Elles étaient là, pour saluer un prince du pays en partance pour l’au-delà et s’incliner devant lui.
Un prince accompagné par un magnifique cortège de présence, de chaleur, d’amour et d’affection, de chants, de musiques et de silences aussi.
Jérôme bien sûr, à l’amour et au courage indicible.
Anne et Patricia, si admirables. Philippe, ta vigie attentionnée.
Et puis, tes disciples. Une jeunesse de Bretagne. Les bourgeons du printemps qui vient.
Jamais encore je n’avais ressenti avec une telle force le sens profond d’une expression de Yeats, qui estimait, parlant des Pâques irlandaises, qu’une terrible beauté était née. Une terrible beauté !
Terrible comme l’effroi qui lundi nappait ton visage, quand ton regard apeuré appelait à l’aide et que ta main crispée tentait d’agripper un filet de vie.
Mais beauté, oui, beauté, inouïe beauté, quand tes amis, tes disciples, tes musiciens, te caressait les tempes ou le crâne, les épaules, les mains ou les pieds afin d’éponger tes souffrances. Terrible beauté que cet extraordinaire amour, ce concentré d’affection et de respect luttant contre ta douleur. Ta maison orange, au bout de son allée, au bout de ton chemin, devenait havre de bonté. Une scène primitive s’y jouait. Une longue et lente veillée d’une terrible beauté, dans une éblouissante et bienveillante fraternité. Et samedi, tu étais apaisé Yann-Fañch, apaisé et rassuré. C’est sur une mer calme, à la houle légère, que tu es parti vers l’autre rive, vers les marais de Yeun Elez.
A l’aube de son grand voyage vers l’au-delà, ton maître, Albert Boloré, te regardant de son regard bleu perçant, avait prononcé ces mots : « gall a reont stago o c’hezek deus ho re », « ils peuvent attacher leurs chevaux aux tiens ».
Tu as parfaitement mené l’attelage, Yann-Fañch, et tu peux être tranquille aujourd’hui. Tu as formé une belle génération de chanteurs. Ils sauront faire honneur à celui qu’ils considèrent comme leur maître. C’est auprès d’eux maintenant que d’autres, plus jeunes encore, vont venir attacher leurs chevaux.
Grâce à cette chaîne, la Bretagne ne cessera d’être la Bretagne.
Et les vents de l’Arrée chanteront longtemps tes complaintes, Yann-Fañch Kemener.
Tu peux rejoindre maintenant ta maman qui t’aimait tant. L’entends-tu ? Écoute, elle chante, elle t’accueille.
Jean-Michel Le Boulanger